Pour un mouvement technocritique en bibliothèque

Les modes technologiques n’épargnent plus les médiathèques. A chaque innovation ou nouvelle mode numérique, nous avons cédé aux sons des sirènes en espérant apparaître dynamiques, modernes, désirables auprès de nos publics.  On a eu les réseaux sociaux, les tablettes, les imprimantes 3d et les espaces de fabrication numériques et aujourd’hui on a l’IA. La même musique se répète et continuera de se répéter probablement avec la future trend digitale à venir. Cette dynamique illustre parfaitement ce que raconte Julie Brillet dans le podcast des deux copains connards dans un bibliobus. Nous avons renoncé, en tant que profession, à avoir une posture technocritique. Nous avons embrassé béatement les nouveaux outils les uns après les autres sans avoir de réflexion politique, éthique et critique du recours à tous ces outils. Bien entendu individuellement, il y a des collègues sensibles à ces questions-là et qui essaient d’intégrer ces réflexions dans leur pratique. Mais si la méthode du colibri portait ses fruits, on en verrait les effets. 

A l’heure de la prédominance des GAFAM et des conséquences politiques et sociales qu’ils représentent, à l’heure des IA génératives et de ce qu’elles impliquent en terme de désinformation et de cybermalveillance, à l’heure de la crise climatique que nous traversons et de la consommation de ressources que représentent ces technologies, devons-nous encore à appréhender le numérique de la même manière ? On a longtemps pensé que l’acquisition des outils numériques, parfois obtenus après de longs moments à convaincre les décideurs pour obtenir des budgets, était un projet en soi pour finalement laisser le matériel prendre la poussière au fond d’un tiroir à l’image d’un enfant lassé de jouer avec son dernier jouet. Certes il a fallu une phase de découverte et un temps d’adaptation et c’est le recul de plusieurs années qui permet d’avoir ce regard critique sur les technos. Mais ce regard critique n’est pas porté collectivement, il n’y a pas de réflexion collective et de proposition d’actions pour repenser nos pratiques professionnelles en profondeur.

Est-ce éthique d’acheter du matériel fabriqué dans des conditions d’exploitation dignes de l’époque de Germinal ? Est-on ok d’utiliser des services d’une entreprise qui vend les siens à des Etats pour faire la guerre et massacrer des populations ? Est-il sain d’être présents sur des plateformes sociales qui laissent délibérément la haine se propager et l’extrême droite diffuser ses idées nauséabondes ? Les exemples ne manquent pas mais tout cela nous avons oublié de l’intégrer dans nos réflexions entre nous, dans nos journées d’étude, dans nos publications, dans nos communiqués. Nous avons, sciemment ou non, décidé de fermer les yeux et de recourir à des services et des outils dont le projet politique est diamétralement opposé à ce que représentent les bibliothèques. En effet, les établissements de lecture publique sont des instruments au service de la citoyenneté, de la diversité et de fait la tolérance et du respect de la différence. Les entreprises de la tech visent à satisfaire l’appétit de leurs actionnaires et conquérir toujours plus de parts de marché.

L’IA est le sujet à la mode et dicte l’agenda médiatique. Profitons de la hype autour de ces technos pour éviter de reproduire nos erreurs. N’alimentons pas la bulle spéculative autour des IA génératives révolutionnaires qui transforment notre quotidien en nous rapprochant un peu plus d’un monde à la frontière entre Matrix et Terminator. Pour l’instant, les effets qu’on voit de l’IA c’est des images et des promesses extraordinaires pour réussir à obtenir des levées de fonds nécessaires. Remplissons notre mission d’éducation aux médias et à l’information en accompagnant les publics, en expliquant comment ça fonctionne, l’impact écologique que représente l’IA. Si on veut montrer et former à l’utilisation des prompts, faisons tourner des IA en local et open source tant qu’à faire. Ne fantasmons pas l’impact et les possibilités de l’IA en bibliothèque pour la production de notices bibliographiques ou de la recommandation de contenus. Nous disposons déjà des ressources et des compétences nécessaires pour remplir ces missions.

Ne cédons plus aux sirènes du technosolutionnisme, laissons la place à un numérique éthique, raisonné et citoyen. Ce n’est pas la course à l’utilisation de la dernière techno à la mode qui nous rendra plus attrayant ou moderne auprès de nos usagers mais plutôt notre capacité à prendre du recul, accompagner, faire réfléchir sur l’impact et les conséquences du numérique sur notre société.

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