Les bibliothèques vont-elles disparaître ?

Spoiler : ce titre aux allures collapsologiques est volontaire. TL;DR : la réponse est évidemment non. Ceci étant dit, nous pouvons passer à la suite.

Pendant le confinement, j’ai eu l’occasion d’évoquer le rôle et la place des bibliothèques. Cet article a donné lieu à des échanges intéressants et une confrontation de points de vue que je vous invite à lire si vous ne l’avez pas fait. 7 mois plus tard, je remets le couvert avec une interrogation bien plus pessimiste que la thématique du congrès de l’ABF  qui s’apprête à se demander si les bibliothèques sont indispensables. N’allez pas au congrès, je vous donne la réponse : oui. Et maintenant, que fait-on ? Cet événement aura bien évidemment des vertus cathartiques mais ne suffit pas à observer les choses avec les bonnes lunettes.

De la rareté au flux

C’est devenu un lieu commun d’expliquer que les bibliothèques ont perdu le monopole de l’accès aux documents. En effet, avant le début du 21ème siècle, les bibliothèques disposaient d’un atout grâce à leurs collections physiques. Elles organisaient l’accès aux savoirs et aux connaissances grâce aux collections qu’elles proposaient à leurs usagers. Progressivement, ce privilège s’est érodé grâce au développement des technologies numériques qui ont mis un terme à la rivalité des biens physiques. Avec l’immatérialité, on est entré dans une ère d’abondance qui a déstabilisé les bibliothèques. Nous pouvons accéder à plusieurs à un article sur Wikipédia sans que cela ne prive l’accès à quelqu’un d’autre. Nous savions gérer un stock qui était imposé par des raisons tout à fait triviales : les murs des bibliothèques ne sont pas extensibles et les budgets d’acquisition ne sont pas illimités.

Nous avons essayé de nous adapter à cette situation et nous nous sommes jetés à corps perdus dans les ressources numériques. En oubliant d’observer les usages et en nous focalisant uniquement sur la ressource. On a voulu, peut-être pour se rassurer, essayer de calquer les logiques des collections physiques sur ces nouveaux objets hybrides. C’est ainsi qu’on s’est fait avoir par des modèles économiques et des modèles d’accès incompatibles avec la mission de partage et de circulation des savoirs spécifique aux bibliothèques. On s’est fait enfermer dans des licences, dans des jetons, dans des DRM, dans de la chronodégradabilité au nom de l’innovation. On n’est toujours pas sorti de cette impasse :

En parallèle, on a vu émerger l’ère du streaming et des plateformes qui proposent des contenus de façon illimitée. De multiples secteurs culturels se sont orientés vers ce modèle : livre, la musique, les films/séries, les jeux vidéo…Cette stratégie s’est révélée être une aubaine pour certains domaines comme la musique particulièrement sinistrée par l’essor du peer-to-peer à l’aube des années 2000. Les ventes de CD se sont taries à mesure que la pratique du mp3 s’est développée. Puis dans un second temps quand le streaming est devenue la norme. L’enjeu ne réside plus dans la possession mais dans l’accès. Je souhaite pouvoir accéder n’importe où, n’importe quand, y compris en mode hors-connecté.Ne faisons pas comme l’industrie musicale qui a regardé le train des usages passer au tournant des années 2000 et qui a payé un lourd tribut sa résistance au changement. Aujourd’hui, le livre numérique est dans l’incapacité de faire de l’ombre à son homologue en papier. Cependant, faisons attention de ne pas prendre garde aux évolutions des pratiques de lecture numérique. En particulier dans un contexte où il semblerait que la pratique de la lecture présente des signes d’essoufflement.

Dès la fin des années 2000, nous savions déjà que nos rapports à la culture passent en priorité par l’écran. En 2010, Olivier Donnat expliquait à propos des pratiques culturelles des Français :

Cette évolution a définitivement consacré les écrans comme support privilégié de nos rapports à la culture

Donnat Olivier, « Les pratiques culturelles à l’ère numerique », L’Observatoire, 2010/2 (N° 37), p. 18-24. DOI : 10.3917/lobs.037.0018. URL : https://www.cairn-int.info/revue-l-observatoire-2010-2-page-18.htm

10 ans plus tard, cette tendance s’est évidemment renforcée. Et l’écran du smartphone est devenu une extension de notre corps qu’on consulte frénétiquement. Je ne dis pas que c’est vrai pour chacun d’entre nous mais c’est une tendance générale que les études du Credoc ou de Médiamétrie confirment année après année. La difficulté réside peut-être dans la position de l’observateur. Ne nous appuyons pas sur nos ressentis ou sur nos pratiques individuelles, observons les usagers, sondons les nouvelles générations sur leurs modes de consommation de la culture. Surtout n’émettons pas de jugements de valeurs si nous voulons répondre par la négative au titre de ce billet.

La force de la recommandation

Qu’est-ce qui pourrait nous sauver ? Comment faire face à des acteurs qui sont en capacité de proposer des catalogues pléthoriques et un accès illimité ? Qui fournissent une expérience à l’utilisateur qui est au-delà de ce qu’on peut proposer ? Je crois que la question, elle est vite répondue. C’est la recommandation et la mise en place de dispositifs de médiation adaptés aux usages numériques actuels et futurs qui constituent la valeur ajoutée des bibliothèques. Notre force s’appuie sur une connaissance de nos fonds mais elle doit s’élargir aux contenus qui existent en ligne. Ce réflexe doit être acquis de manière générale par la profession. Des bibliothèques ont déjà acquis une solide expérience en matière de recommandations qui s’inscrit dans des dispositifs numériques. On peut citer l’expérience de Lorient et son Je ne sais pas quoi lire, le réseau Eurêkoi qui rassemble plus de 500 bibliothécaires ou au niveau universitaire le service Ubib.

Le besoin informationnel ou celui d’une recommandation est sans fin. Ce n’est pas anodin si des services commerciaux se développent autour de cette question. On peut penser à Sens Critique pour les recommandations de contenus et à la plateforme Quora pour le service de questions-réponses entre pairs. Ce service a été co-fondé par un ancien de Facebook et quand on lit la page à propos du site, on a presque l’impression de lire le règlement intérieur d’une bibliothèque qui présente ses missions :

La mission de Quora est de partager et d’enrichir le savoir du monde. À l’heure actuelle, une grande partie de connaissances qui seraient utiles au plus grand nombre est entre les mains d’une poignée d’individus – soit dans leur tête, soit uniquement accessibles à certains groupes. Nous voulons mettre en relation les dépositaires du savoir et ceux qui désirent y accéder, réunir des individus aux points de vue différents afin qu’ils se comprennent mieux, et donner à chacun le moyen de mettre ses connaissances au service des autres.

https://fr.quora.com/about

Bien évidemment ces services ont des objectifs de rentabilité et leurs modèles économiques reposent d’une part sur l’uberisation de la production de contenus. Ce sont des individus qui font du travail gratuit pour la plateforme. C’est ce que le sociologue Antonio Casilli qualifie de digital labor. D’autre part, le modèle économique s’appuie sur une captation des données personnelles des utilisateurs visant à dresser des profils qui seront ensuite probablement revendus à des tiers. Au-delà de ces aspects mercantiles, le succès croissant de cette plateforme témoigne d’un besoin informationnel intarissable et d’un accompagnement des internautes alors que le web regorge de ressources et de contenus pour répondre à un besoin documentaire. Mais tout le monde ne peut pas s’improviser bibliothécaire disposant de compétences pour rechercher, identifier et sélectionner des informations.

En d’autres termes, la nécessité d’intermédiaire entre un individu et une ressource n’est plus que jamais indispensable. Avec le développement des outils numériques, on a pu dire qu’il y avait une suppression d’intermédiaires. Or, ce n’est pas tout à fait juste. On a assisté à une reconfiguration du rôle des intermédiaires. Et cela Google l’a très bien compris en passant progressivement d’un moteur de recherche à un moteur de résultats. Bien sûr, cela pose la question de la validité de l’information sur laquelle Google s’appuie pour donner une réponse. Cependant, cette logique peut se reproduire ailleurs et en particulier avec le développement de l’intelligence artificielle ou tout du moins d’algorithmes de plus en plus performants. Certains n’hésitent pas à s’emparer des potentialités offertes par cette technologie pour concevoir des dispositifs de recommandations de livres à lire. En s’appuyant sur GP3-T, l’intelligence artificielle développée par OpenAI, un développeur a élaboré une plateforme de recommandations de livres qui s’appuie sur l’humeur. En fonction de l’humeur indiquée, l’IA vous proposera un titre qui doit correspondre. Ce projet est affilié à Amazon et un lien vous proposera d’acheter le livre sur le site du géant du e-commerce. Mais là où ce dispositif apparaît innovant et révolutionnaire, il n’est en réalité pas si disruptif que ça. En effet, il y a quelques années certaines bibliothèques proposaient un moteur de recherche sensitif qui s’appelait Culture Wok. La recommandation est définitivement gravée dans l’ADN des bibliothécaires. L’enjeu désormais réside dans notre capacité à concevoir des dispositifs de recommandations affordants qui s’inscrivent dans des écosystèmes d’usages adaptés à ceux de nos publics.

Quelques pistes à explorer

  • Publier des recommandations sous la forme de newsletter pêchue, dynamique avec un format court. Qu’on le regrette ou pas, l’attention est une denrée rare. Il faut réussir à capter celle de nos publics pour leur soumettre du contenu dans un laps de temps court. Le développement de média vidéo originaux comme Brut ou des newsletters comme Curaterz ou Tech trash ont très bien compris ces enjeux.
  • Utiliser les réseaux sociaux : L’éditeur Penguin Random House a introduit sur Twitter un rendez-vous hebdomadaire de recommandations de livres avec sa communauté. Pendant une demi-heure, les internautes peuvent demander une recommandation en indiquant leur humeur. L’éditeur leur propose alors une recommandation personnalisée issue de leur catalogue. 
  • Des interfaces adaptées à l’ère du temps : Réussir à capter l’attention induit des dispositifs de recommandations qui correspondent aux tendances en matière d’interface et d’ergonomie. Par exemple, en naviguant sur le catalogue d’Arte, on remarque de fortes similarités avec celui de Netflix.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*