Liberté d’expression, article 25, chiffrement : et si les bibliothécaires prenaient position

L’ABF a récemment publié une mise à jour de son code de déontologie des bibliothécaires. En préambule, le texte prend soin de rappeler que ce code complète d’autres textes fondamentaux comme la Charte de l’Unesco sur la bibliothèque publique, le Code d’éthique de l’IFLA et bien entendu la Charte Bib’Lib créée par l’ABF il y a plusieurs années maintenant. Ces textes forment en quelque sorte le bloc de constitutionnalité des bibliothèques. Ils sont un cadre de référence et incarnent des valeurs et des positions qui fondent les principes auxquels chaque bibliothécaire est sensé adhérer et supposé défendre.

Des paroles et des actes

Ces textes sont importants en raison de leur dimension symbolique mais ne doivent pas être des coquilles vides ou des étendards qu’on brandit sans leur donner corps. L’actualité politique et sociale que nous traversons actuellement donne l’occasion de s’en saisir et de mettre en application les idées défendues dans ces textes. Or, force est de constater un silence radio générale des associations qui portent ces textes. Nous défendons collectivement l’image d’une institution que nous n’incarnons pas.

Le Code de déontologie des bibliothécaires version 2020 précise que les professionnels des bibliothèques doivent « favoriser la construction de soi et le développement de l’esprit critique » des publics. Ce principe qui positionne les bibliothèques comme un acteur participant à la construction du citoyen fait écho à la philosophie de la Charte Bib’Lib « du droit fondamental des citoyens à accéder à l’information et aux savoirs par les bibliothèques. » On revendique souvent ce rôle des bibliothèques mais pourtant quand le droit des citoyens à exercer leurs droits fondamentaux est remis en question par des projets de lois, il n’y a pas de prise de positions des associations professionnelles. On pourrait m’objecter que ce silence est justifié par la dimension politique de la contestation et que les associations professionnelles ne sont ni des syndicats ni des partis politiques. Ce à quoi je réponds que c’est un argument cache-sexe. Concevoir la bibliothèque comme un lieu qui participe à la construction du citoyen qui est armé intellectuellement pour prendre part aux débats de société et ainsi participer à la vie politique de la Cité est une conception incontestablement politique. Et par conséquent défendre la liberté d’expression, clé de voûte d’une société libre et démocratique, quand elle est attaquée est un devoir moral.

De même pourquoi les bibliothèques se sont-elles engagées dans la bataille contre les fake news ? Ce n’est pas dans le seul espoir de rendre les gens un peu moins naïfs en prenant pour argent comptant ce qu’ils voient circuler sur les réseaux sociaux. Les élections américaines de 2016, le Brexit et Cambridge Analytica ont démontré les conséquences politiques de la propagation des fake news. Certes certains illuminés propagent des infox et adhèrent à des théories loufoques mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg. La multiplication des fake news a des implications sur la reconfiguration de l’échiquier politique. La participation des bibliothèques à des programmes d’Education aux médias (EMI) et à la lutte contre les fake news s’inscrit dans un processus éminemment politique.

La triste proposition de loi Sécurité Globale suscite une levée de boucliers de la part des journalistes, des avocats, des associations de défense des libertés individuelles et des droits de l’homme. Pendant que cette loi est sous le feu des projecteurs, Next Inpact a révélé que le Ministère de l’Intérieur a publié trois décrets en catimini qui consistent à étendre les possibilités de fichage des individus en raison de leurs opinions politiques ou religieuses.

Parmi les multiples nouveautés, les services pourront recueillir des informations sur l’opinion des personnes surveillées, leurs pseudos Twitter, des données de santé, le tout pour des finalités élargies qui dépassent la sécurité publique. (…) Pourront être fichées les personnes pouvant porter atteinte à la sûreté de l’État, du territoire ou des institutions de la République. Des notions vagues

https://www.nextinpact.com/article/44931/linterieur-muscle-possibilites-fichage-politique

On assiste ici à une dangereuse dérive sécuritaire qui porte atteinte à la liberté d’expression dans la mesure où le périmètre d’action des autorités est suffisamment large et ce qui est considéré comme une « atteinte à la surêté de l’Etat, du territoire ou des institutions » suffisamment vague pour qu’une critique répétée du gouvernement sur les réseaux sociaux puisse faire l’objet d’une fiche. Le débat est la locomotive d’une société démocratique. Il lui permet d’évoluer et de progresser. Pour débattre, pour s’interroger, pour construire son jugement, il faut pouvoir se documenter, accéder à l’information, à différents courants d’idées. Ce sont les bibliothèques qui incarnent peut-être le mieux cette idée. Si on considère que la bibliothèque participe à la construction du libre arbitre des individus en fournissant un accès à des services et des collections mais que leur capacité à exprimer leur pensée est limitée, alors la dénonciation de ces mesures sécuritaires est impérative.

De même, l’article 25 du projet de loi Sécurité globale cité précédemment constitue une ligne rouge que les associations professionnelles semblent ne pas vouloir remettre en cause. Ce dernier prévoit l’autorisation pour les policiers de porter leurs armes en dehors de leur service et de pouvoir accéder à des établissements recevant du public (ERP). Bien évidemment, cet article est né dans le contexte post attentats de 2015 en référence à la tuerie survenue au Bataclan. Certains ont regretté que des policiers étaient présents ce soir-là mais n’étaient pas armés. Comme si cela aurait pu empêcher les assaillants de commettre leur barbarie.

 Art. L. 315‑3. – Le fait pour un fonctionnaire de la police nationale ou un militaire de la gendarmerie nationale de porter son arme hors service dans des conditions définies par décret en Conseil d’État ne peut lui être opposé lors de l’accès à un établissement recevant du public.

http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15t0504_texte-adopte-seance#tocUniqueId47

Doit-on accepter cette militarisation de l’espace public au nom de notre sécurité ? Même les Etats-Unis, pourtant peu connus pour être intolérants aux armes, disposent de quelques gardes-fous. Les mesures prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme doivent-elles nous faire accepter tout et n’importe quoi ? Sommes-nous prêts à nous accoutumer à la présence armée dans nos établissements comme nous nous sommes habitués à la présence militaire dans l’espace public depuis l’instauration quasi permanente du plan Vigipirate ou comme nous nous sommes habitués à la présence de caméras et bientôt de la reconnaissance faciale ? Ou au contraire, nous nous décidons de faire le choix de la culture et de l’éducation et de les utiliser comme des armes bien plus efficaces pour faire reculer l’obscurantisme et réduire au silence la menace terroriste.

Le chiffrement remis en question

Toujours au nom de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme, le chiffrement des communications est régulièrement attaqué par les pouvoirs publics nationaux ou extra-nationaux. Récemment, c’est la Commission européenne qui semble vouloir s’en prendre aux protocoles qui permettent de garantir l’authenticité, l’intégrité et la confidentialité des données. La Commission souhaiterait déployer des portes dérobées (backdoor) afin de récupérer les messages qui permettrait d’identifier une menace terroriste ou pédopornographique. En effet, des applications comme Telegram sont souvent pointées du doigt comme étant un lieu de rencontre de terroristes qui discutent et planifient des attentats à travers des boucles de discussions. Accepter ces propositions, c’est accepter de réduire le droit à l’intimité de chacun d’entre nous en renonçant à une partie de notre vie privée. Avoir des choses à cacher, ce n’est pas être criminel, c’est vouloir disposer et protéger son intimité. En outre, la multiplication des mesures de surveillance mises en place par les différents gouvernements en Europe ou aux Etats-Unis ne sont pas une réponse adaptée à la menace terroriste :

Nous sommes convaincus que dans ce type d’affaires seul le travail d’enquête de la police porte ses fruits. A titre d’exemples rappelons que ce sont de longues investigations de la police qui ont permis de démanteler en 2019 le site Welcome to Video de pédophilie abrité sur le dark web et que la NSA n’a jamais pu anticiper un attentat malgré les interceptions de conversations sur le web suite au 11 septembre 2001

https://www.zdnet.fr/actualites/la-ce-veut-bannir-le-chiffrement-de-bout-en-bout-pour-lutter-contre-la-pedopornographie-une-mauvaise-idee-39914123.htm

Garantir le droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles sont deux axes défendus par les bibliothécaires qu’on retrouve dans les textes cités plus haut. Les tentatives politiques qui visent à neutraliser le chiffrement de bout-en-bout (E2EE) devraient provoquer une réaction des professionnels des bibliothèques. Ces remises en question des remparts de la vie privée peuvent apparaître comme des sujets techniques. Or, elles ont de véritables incidences sur la protection de la vie privée et le droit à disposer de son intimité. Accepter ces reculs aujourd’hui, c’est prendre le risque de devoir subir d’autres régressions à venir.

La route est malheureusement longue car ces principes sont méconnus par une partie de la profession ou des institutions qui la représentent. Pire que la méconnaissance, ces questions peuvent faire preuve d’une interprétation malhonnête et trompeuse.

Dans ce livre publié par l’Enssib, l’auteure établit une cartographie d’internet en prenant l’image des continents et des couleurs. Évidemment le continent noir est celui consacré au dark web et à la flibusterie sous toutes ses formes.

« Le noir connote le mystère et le secret, voire le mal ou la mort. Il est connecté au cryptage(sic) et au chiffrement ainsi qu’à l’anonymat et l’information y est considéré comme relevant du secret et du pouvoir. »

https://books.openedition.org/pressesenssib/10963

D’une part, la « couche de contenus » du continent bleu, celui réservé à la sphère commerciale d’après l’auteure, repose sur des protocoles de chiffrement. Et d’autre part, « le mal ou la mort » ont toute leur place dans ce continent paradisiaque et notamment sur les réseaux sociaux où se mélange cyber-harcèlement et diffusion de vidéos de suicides et d’assassinats… Il n’y a pas besoin d’aller dans les tréfonds du dark web pour accéder aux côtés sombres de l’humanité. Outre les commentaires pertinents de Chloé Lailic sur ce chapitre, je rajouterai également que l’analyse de l’auteure contribue à faire croire que le chiffrement est réservé aux criminels qui vendent des armes ou de la drogue sur le dark web. C’est à la fois désagréable et regrettable de lire cela dans un ouvrage publié par une institution qui forme les bibliothécaires.

Pour conclure, je terminerai en citant un texte de Jason Griffey qui me semble particulièrement adaptés à ce que j’ai essayé de défendre dans ce billet :

Les bibliothèques — par leur position dans la communauté, leurs valeurs et leur longue expérience dans leur mission qui et de rendre l’information aisément accessible tout en protégeant les intérêts des utilisateurs — ont une position privilégiée pour nous guider sur le chemin de la re-décentralisation d’Internet. Les bibliothèques et les bibliothécaires ne peuvent pas se permettre de laisser passer cette occasion de nous emmener vers la prochaine étape. Ils doivent s’en emparer.

https://framablog.org/2016/04/02/les-bibliotheques-decentralisation-du-web/

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